[PAMPHLET] - Contre ceux qui dénigrent la télévision par coquetterie intellectuelle


Contre ceux qui jettent le bébé avec l’eau du bain
Ou
Contre les brillants esprits qui se targuent de rayer
un média entier (la TV) de leur carte culturelle
par pure coquetterie intellectuelle

PREAMBULE AU VITRIOL A L’ARTICLE SUIVANT :
Danse avec les Stars
Défense & Illustration de l’émission, en vidéos 

[Sujet discuté au Talk Club #41 du 10 Novembre 2018]

Que l’on n’aime pas la danse, qu’on ne soit pas trop branché télévision ou qu’on n’ait pas une bonne opinion de TF1, je ne peux que le comprendre & le respecter. Mais jeter n’importe quel (beau) bébé avec l’eau du bain & entendre qualifier Danse avec les stars d’« émission de merde », qui plus est par des personnes qui se targuent de ne pas avoir de télévision ET de ne jamais la regarder (intéressant postulat, pour juger une émission et un média dans son ensemble ! Moi je trouve que YouTube, c’est de la merde ! Ah, mais je ne vous ai pas dit ? Je n’ai pas Internet !). C’est pire encore quand il s’agit de personnes qui se revendiquent fans de danse & de musicals, c’est une effusion de méconnaissance, de préjugés & de mauvaise foi qui me dépasse.

Cette émission réunit tellement d’ingrédients plébiscités par beaucoup des gens qui la dénigrent avec tant de zèle, que l’on ne peut qu’y déceler une mauvaise foi intellectuelle calquée sur des discours formatés & verrouillés.

Fait amusant ; les geeks, les hipsters et les bobos, ces trois types sociaux en vogue qui se partagent l’essentiel de la carte du Prétendre à des extrémités bien distinctes, d’habitude antagonistes, se sont trouvés quelques ennemis communs contre lesquels faire front. Convergence des luttes ! L’un de ces ennemis déclarés et si facile, c’est évidemment la télévision. En particulier la chaine qui, par son historique, son statut de première d’Europe et de favorite de la génération précédente, plus que par son contenu, en incarne toute l’horreur repoussante : TF1.

Concernant le cas précis de Danse avec les stars qui ne sera ici qu’un point de départ et un prétexte à un propos plus général, je renvoie à l’article suivant où j’ai soigneusement répertorié les plus belles prestations pour démontrer la qualité artistique du programme. On peut en effet y constater la qualité du show : un format initialement anglais, exporté dans le monde entier avec succès, mais bien créé initialement par… la BBC : l’historique chaine britannique, de Dr Who, de Sherlock, de Downton Abbey & autres excellentes séries que les Geeks BOBO-BCBG nécessairement anglophiles, arbitres du bon goût, vénèrent tant [à juste titre] ! Voilà un petit cas de conscience que je leur laisse méditer, eux qui se disent si friands de casse-têtes.

Petite blague du même goût, que je jette à la figure de leur ignorance crasse concernant la structure médias qu’ils aiment tant dénigrer : TF1, ce n’est pas qu’une chaine. C’est aussi tout un groupe, incluant d’autres chaines comme l’ancienne « HD1 » et surtout « TMC », la chaine qui diffuse deux des émissions les plus populaires & encensées par cette même coalition : « Burger Quizz » et « Quotidien », rendez-vous phares de la jeunesse geek & bobo. Regarder « TMC » ou « HD1 », c’est comme regarder TF1. Je laisse leur scrupuleuse conscience de spectateur immaculé se dépatouiller avec cela. Sans compter les nombreux films édités et distribués par TF1 vidéo, dont The Hours (2003) de Stephen Daldry, l’un des films les plus littéraires/intellectuels/féministes jamais réalisés ; ou, pour citer une référence qui leur sera sans doute plus familière et sympathique (on critique les œuvre & émissions intellos ; de là à se taper celles qui le sont vraiment !) : les Kill Bill (2003-2004) de Quentin Tarantino. Faut-il donc boycotter le DVD du film, au risque de se voir odieusement contaminé par la vermine TF1 bonne qu’à diffuser de la merde ? Les dieux de l’ironie s’esclaffent déjà.   

Le règlement de compte contre TF1 est plus générationnel que profondément idéologique. Le spectre de la « télévision à papa » obsède ces éternels jeunes qui ne se voient pas eux-mêmes vieillir. On croirait les soixante-huitards contre l’ORTF des années De Gaulles. Rien que ça ! Mais diable, quel âge mental peuvent bien avoir ces gens se réclamant (comme tous les vrais enfants) d’une si grande maturité intellectuelle ? A quelle niveau de régression mentale peuvent-ils en être pour éterniser ainsi leur crise d’adolescence jusqu’à la trentaine bien entamée ? Et quelle atteinte croient-ils porter, quelle infantile punition croient-ils infliger à papa et maman par leur bouderie puérile, en balayant d’un capricieux revers de main 168h de programmation par semaine multipliées par autant de chaines qu’ils peuvent en bannir ? Préférant passer aux oubliettes n’importe quelle émission qui, indépendamment de son contexte, pourrait leur plaire & leur correspondre, plutôt que de s’attarder un instant sur ce qui n’est… qu’une chaine ! Un canal de diffusion gratuit (moyennant un peu de réclame), dont l’on va et vient en toute liberté (son libre arbitre, son propre jugement, et son bon plaisir) via une télécommande obéissant à une simple pression du doigt.

Que cherchent-ils à prouver ? Ah, oui ! Qu’ils font partie des « conscientisés », de la jeunesse « alerte » et « intelligente », à qui on ne la fait pas ! Insoupçonnable de la moindre petite adhésion ou interférence avec l’Axe du Mal que sont, méli-mélo :
- Les Grands Médias
- Le Pouvoir en Place
- La diabolique Droite
- La Finance
- Le Capitalisme
- Le Patriarcat
- Et je ne sais quelles autres entités maléfiques, toutes incarnées en un seul et même être, mystérieux, comme une chimère mythologique et monstrueuse, aux contours aussi innombrables que vagues : le Beauf ; et son célèbre alias que l’on ne présente plus : le [vieux] Con [de droite].

Une corporation dont ils passent davantage de temps et gaspillent toute leur énergie à se défendre d’appartenir, plutôt qu’à réellement la combattre. Un seul but : ne pas en être. Mais pour être quoi à la place ? On ne sait pas très bien, mais surtout, surtout, ne pas en être ! Et cela justifiera tous les plus hâtifs & grossiers sacrifices culturels, toutes les autocensures les plus affectées, les boycotts les plus ridicules. On a peur de mouiller son talon dans le Styx, alors on s’ampute la jambe par précaution, et on parade dans toute la glorieuse infirmité de sa culture méticuleusement circonscrite, comme un membre gangrené aux contours grossièrement tracés au coup de crayon par un chirurgien de cuisine. Ha !

Quel encombrant et tapageur petit comité de censure a élu domicile dans ces cerveaux malades et narcissiques qui ne savent se contempler qu’à travers les yeux d’autrui ? Se surprendre en train de faire/dire/voir/approuver quelque chose qui sort de la « zone verte », et les alarmes s’enclenchent, il faut se corriger fissa, au risque de passer… pour ce qu’on est peut-être. L’absence absolue d’intégrité intellectuelle incarnée.

Rayer un MEDIA ENTIER de son paysage culturel, de son existence, et surtout, en être fier, parader avec cette idée comme avec une médaille du mérite, en tirer de la vanité, en faire attester sa valeur intellectuelle : une aberration et une contradiction dans les termes.

Que faudrait-il penser de quelqu’un qui, avec la même fatuité, clamerait avoir banni complètement un autre média ? Le cinéma ? La littérature ? La presse ? La radio ? Internet, pendant qu’on y est ! Chacun de ces médias comptent autant, sinon plus, de ratés et d’éléments médiocres ! Comme c’est commode de se dispenser de toute curiosité et de tout effort de trouver ce qu’il pourrait y avoir de meilleur, au nom de tout ce qu’on pourrait trouver de pire ! Alors, quoi ? On tourne le dos à la littérature entière parce que bien des imposteurs comme cette serpillère de Christine Angot la polluent avec leurs torches-cul ? On claque la porte au cinéma, parce qu’il existe des nanars et autres navets ? On renonce à Internet, parce que 80% en est constitué de pornographie médiocre, de memes débiles et de Forum de haine ?

Mais, mon Dieu ! Blasphème ! Je mets donc la télévision sur le même plan que la littérature, le cinéma, la peinture, la musique, qu’Internet ? En tant que média : et comment ! La télévision n’est pas dans un pire état que notre littérature ou notre cinéma, elle n’a simplement pas la précieuse « carte » du bon-paraître, mais il est aussi abusif et inepte de la bannir complètement au nom d’une poignée de programmes et d’un monceau de préjugés qu’il serait de le faire pour tout autre média. Et c’est pourtant ce que tant font, non pas seulement en toute impunité quant à leur crédibilité intellectuelle, mais même avec la garantie de la voir valorisée ! Une aberration ! Comment peut-on se croire génial en reniant une source entière d’informations, , de culture, de regard sur le monde, de DIVERTISSEMENT (un GROS MOT ! Se divertir ? Mais non ! Quelle idée ! On n’allume la télé que pour méditer sérieusement et se cultiver, c’est bien connu !) ?

Il n’y a aucune fierté – sinon mal placée, et indécente – à supprimer un pan de culture de sa vie. Quand bien même on s’y résout, un tel forfait n’engage qu’une attitude : se faire petit, la jouer modeste – très modeste – et éviter de se vanter comme d’un acte héroïque de ce qui n’est qu’un acte de désertion et d’abandon ; de ne pas faire passer pour une marque de grandeur d’esprit ce qui ne fait qu’en attester l’étroitesse, car tout acte consistant à bâtir un mur plutôt qu’en abattre un n’est rien d’autre que cela.

Une culture à la négative, quel concept ! Ma culture vaut par ce que j’en ai exclus !

Certes, choisir, c’est exclure, et nos exclusions sont lourdes de sens, et comptent ; et revendiquées, motivées, argumentées, elles peuvent être intéressantes. Mais si, et seulement si, elles trouvent un écho et un fondement dans nos choix qui en sont la réciproque positive, dans notre culture positive. Seul un choix révèle et valide une omission. Une succession d’omissions sans aucune élection ne constitue qu’une accumulation de vide sans matière pour la révéler. A quoi ressemblent ces abstinents de la culture, dont la culture négative ne consiste qu’à ce qu’ils lui ont soustrait, et qui ne justifient d’aucune réelle culture positive? A de minables morceaux de gruyère, occupés à compter leurs trous au lieu de s’employer à les combler ! Et croyant que toute leur saveur vient du vide et non de leur matière fermentée, et ma foi bien puante !

Cette culture légitime dont ils passent leur temps à vanter les mérites, à se réclamer, et à déplorer l’absence sur les médias vulgaires, prend étrangement quelques vacances lorsqu’il s’agit d’en discuter avec eux. Impossible pour moi, la plupart du temps, de parler de mes passions (littérature et cinéma, pour ne citer qu’elles) sans devoir alourdir mes interventions d’interminables préambules et autres introductions pour expliquer de quoi il s’agit, dès lors que je m’aventure dans les classiques ou dans un cinéma hors des sentiers battus. Etrange, dans ce monde rempli de gens si instruits, délicats et finement cultivés, consacrant tout leur temps libre [bien dégagé grâce à l’élimination de l’odieuse et chronophage télévision] aux replays d’Arte, à des lectures de qualité, aux documentaires, quand ils ne fréquentent pas les conférences et les musées, bien sûr !

Comme il serait moins ridicule, tellement plus noble, respectable et même louable, que quelqu’un reconnaisse tout simplement ses lacunes et ne cherche aucunement à rabaisser une culture pour non seulement en excuser l’absence chez lui, mais plus encore : faire de cette lacune-même une marque de haute culture, sans preuve positive d’une quelconque autre pour la balancer.

Toujours les mêmes jugements simplistes et unilatéraux (sur la télévision, la VF, la politique, tels types de films, de musique, de littérature), les mêmes idées, presque des éléments de langage d’individu en individu pourtant non liés les uns aux autres, comme dans les partis politiques les plus organisés, où une doxa stricte détermine ce qu’il faut aimer ou pas, dire ou pas, penser ou pas. Un véritable petit catéchisme pieusement récité et laissant espérer le salut à ces âmes faibles & influençables, terrifiées à l’idée de brûler dans l’enfer de la mal-pensance, tyrannisés par leur bonne conscience, appliqués à gagner leur précieuse respectabilité en affichant le plus ostensiblement possible leur dédain pour tout ce qui – en l’absence de preuves qu’ils seraient bien incapable de fournir positivement – pourrait les faire passer pour leur bête noire.

Mais stop ! Il faut les comprendre, et même compatir...

Quiconque trouve un billet de banque dans la rue (qu’il ait pris ou pas un instant la précaution de chercher le propriétaire étourdi du regard) va se pencher pour le ramasser, et considérera que c’est son jour de chance. Penses-tu ! 5, 10, 20 euros, peut-être même plus, sans rien faire sinon que marcher et regarder devant soi ! Qui dédaignerait une pareille faveur du sort ?

De même, qui n’est pas tenté de se baisser pour ramasser le rutilant trousseau fournissant gratuitement les rudiments du prêt-à-penser le plus respectable. Cadeau ! Un véritable kit de démarrage, une véritable mise de départ (amplement suffisante) dans le petit trivial poursuit de l’existence. « Passer pour quelqu’un d’intelligent, pour les Nuls ». Sans aucun pré-requis, ni effort nécessaire, il n’y a qu’à s’emparer de ce petit trésor qui vous accordera immédiatement de précieuses prises de position vous assurant instantanément de passer un individu intelligent, fort respectable, conscientisé, muni du bagage culturel adéquat (juste ce qu’il faut pour ne pas passer pour un ignare, mais pas trop pour éviter tout soupçon de pédanterie) et d’idées calibrées (juste ce qu’il faut pour paraître courageuses, mais pas trop pour éviter les inconvénients des vraies idées trop téméraires qui vous valent fatalement des opposants, ou carrément des ennemis, et vous pousserait surtout à vous justifier, et donc à argumenter avec de vraies idées), des préférences et des aversions qui sauvent les apparences, des opinions confortables.

La chance sourit à ceux qui savent écouter et regarder où ils marchent. Cela n’engage à rien, cela ne coûte absolument rien, mais cela rapporte tant de crédit intellectuel de proclamer « La télévision, c’est de la merde », « La VO, il n’y a que ça de vrai ! », « TF1, c’est le mal », « Arte, meilleure chaine ever », « TPMP & Hanouna sont le cancer des médias », et ça paye immédiatement ! On a peu d’occasions de passer si facilement, rapidement et infailliblement pour quelqu’un d’intelligent, sans avoir rien d’autre à prouver ! Comme on nous considère ! Comme on nous regarde avec bienveillance ! Comme on nous approuve et nous respecte, à ces seuls mots magiquement prononcés ! Voilà un bon investissement, aussi lucratif que facile et peu risqué !

Quel miracle de mathématiques, n’est-ce pas ? Je ne rencontre QUE des spectateurs enthousiastes d’Arte et des détracteurs de TF1, C8 et consort OU carrément réfractaires à la télévision en général, au point de ne pas en avoir du tout !

Intéressant ; quand on sait qu’Arte ne représente que 5% d’audience, et que ses rivales culminent à plus de 50% ! Intéressant, aussi, de voir tout le monde critiquer telle ou telle émission jugée indigente et implorer le retour au premier plan de la culture et de l’intelligence à la télévision, et d’assister, consterné et impuissant, à la déprogrammation de toutes les émissions de l’excellent Frédéric Taddéï, pour ne citer qu’elles. C’est étrange comme, soudain, quand j’évoque ce nom, on me renvoie une moue perplexe capitulant devant son ignorance. Etrange réaction de la part de personnes si instruites célébrant la télévision dévouée à la culture !

Frédéric Taddéï, à la tête des émissions Hier, aujourd’hui, demain récemment ; Ce soir ou Jamais auparavant. Emissions de haute volée, plein de débat, de questions de société, remarquablement modérées, avec bien souvent des intellectuels qu’on a peu l’occasion de voir à la télévision. Ce soir ou jamais, dont l’un des extraits est devenu culte et un meme sur Internet : l’improbable « taisez-vous » d’Alain Finkielkraut, séquence que j’avais vu en direct. Car, moi, je la regardais, l’émission ! Un de mes rendez-vous du Vendredi soir en seconde partie de soirée ! Un bonheur !

Car célébrer les émissions, cela n’a jamais fait leur audimat ni satisfait notre soif de découverte : encore s’agit-il de les regarder ! Les gens se targuent de ne pas avoir de télé, comme si c’était le comble de l’élégance, ils ne connaissent absolument rien des grilles de programmes, des émissions qui entrent et qui sortent, ils ne connaissent que ce qu’une presse médiocre et putassière rapporte à coups d’articles expéditifs sur les réseaux sociaux, hors contexte, ils n’y connaissent absolument rien, mais bizarrement, ils ont tous un avis hyper précis sur ce qu’est la télé et ce qu’elle devrait être.  Le pouvoir de créer de l’audience aux émissions qui semblent correspondre à l’idéal qu’ils célèbrent, ils l’ont : il suffit de leur faire de l’audience ! Mais pour cela encore faudrait-il avoir une télévision… ou au moins visionner les replays. Mais ils ne le feront pas. Et même avec une télévision, même avec les replays, même en connaissant l’émission, ils ne le feraient pas. Parce que les gens se voient plus intelligents, curieux et distingués qu’ils ne le sont vraiment, et qu’en réalité, cela ne les intéresse pas vraiment ou même, les dépasse. Il est tellement plus facile d’éradiquer complètement la télévision en s’exagérant « la merde » que c’est, comme ça, aucune responsabilité, et pas à faire du cas par cas, et faire face à la dure réalité : ils ne sont pas au niveau de la télévision qu’ils appellent de leurs vœux. Ils sont en-dessous, bien en-dessous, à peine assez bons pour mériter NRJ12 ! (Qui ne diffuse pas que de la télé-réalité et de la merde, au passage ! Bien qu’elle en ait effectivement fait sa triste spécialité)

Serait-ce donc mon charisme magnétique qui n’attire à moi que des personnes si distinguées ? Moi, le beauf qui, pourtant, m’abaisse à regarder non seulement C8, non seulement TF1, non seulement M6, mais en fait, tout l’ensemble des chaines dont je dispose, tant que je peux y trouver mon bonheur et mon intérêt, et je les trouve, et assez facilement je dois dire. Mais le prodige ultime, c’est que je fais tout cela tout en pouvant y inclure Arte elle-même. Car en voilà une idée qu’elle n’est pas banale : regarder Arte, ne nous empêcherait en rien de regarder d’autres chaines ? Et regarder d’autres chaines, ne nous empêcherait en rien de regarder Arte ? On pourrait donc faire les deux ? On n’aurait donc pas à choisir ? Mais alors, si les gens biens sont ceux qui regardent Arte, et les beaufs, tous les autres qui regardent les autres chaînes, que serait donc quelqu’un qui regarderait un peu de tout ? Je… je… je suis perdu. Bug système. Fatal Error. Tous les fondements de mon manichéisme intellectuel sont en train de trembler et menacent de s’effondrer. Les choses pourraient donc être plus compliquées que cela ? Moi qui croyais qu’Arte passait TOUT LE TEMPS des trucs géniaux et passionnants (c’est Arte, quand même !) et les autres chaines, TOUT LE TEMPS des trucs débiles, avilissants et sans intérêt, et que cette règle ne souffrait pas plus d’exception quu’n théorème de mathématiques. Quelles certitudes me restent-ils ?

L’esprit de sérieux continue de sévir, et son ennemi de toujours, c’est évidemment le divertissement, accusé de tous les maux, de toutes les bassesses, jusqu’à celui de détourner insidieusement les individus les plus vulnérables du temps qu’ils devraient passer à lire ou regarder des choses sérieuses. On croirait retrouver le vieux procès fait à l’œuvre de Rabelais. Ces caricatures du grand Caton et leur parodie de gravitas romaine ont en horreur l’amusement pour l’amusement, le show, les pitreries, la farce, les potacheries ; les soupirs et les lamentations, les cris de scandale et les appels au CSA après Le Morning Live, TPMP, et autres émissions du genre : c’est eux !

Ils vivent dans un monde magnifiquement organisé et sans aucune interférence ni anomalie, où il y a les beaufs d’un côté, et les gens normaux de l’autre, et heureusement, des émissions « attrape-couillons » sont là pour débusquer les premiers, les identifier, les traquer et s’y opposer avec force protestations. Il faut voir leur tête, leur savoureuse réaction complètement ahurie et perplexe, lorsqu’ils sont confrontés à quelqu’un qu’ils considèrent de leur rang, et qui dit aimer ces émissions. Bug. Erreur 404. Mais comment peut-on aimer la littérature classique, la philosophie, l’Histoire, la conversation, et pour autant aimer aussi les émissions de divertissement, les happenings, les farces et l’humour potache ? Pourquoi pas aussi le Karaoké et Disneyland, pendant qu’on y est !

Mais qu’est-ce que ça leur enlève, de déconner devant un programme qui veut juste faire passer un bon moment dans une ambiance de bande un peu survoltée ? Pourquoi ce braquage comme si cela menaçait directement quelque chose en eux ?

Indice en bas de votre écran : parce qu’ils ont trop à prouver. Et s’ils ont tant à prouver, c’est parce qu’à force de construire une culture à la négative, constituée uniquement d’une soustraction de tout ce qu’ils jugent indigne et illégitimes, et cela tout en ne construisant rien de positif, ils sont gravement endettés envers eux-mêmes. Leur couverture ne tient qu’à un fil ! Seul quelqu’un de vraiment confiant, sûr de lui, assis solidement sur une vraie culture positive a la conscience assez tranquille et l’esprit assez décomplexé pour s’autoriser d’insouciantes récréations sans avoir à craindre un instant pour sa crédibilité ou sa valeur. Ce n’est pas quelques émissions qui vont remettre en cause ou fragiliser tant de travail. Mais tous ces « pretenders », eux, sont à poil, et ils le savent. Ils n’ont pas d’appuis assez solides, de bases assez fermes, ils ont encore trop à (se) prouver,  pour qu’un moment de laisser-aller ne menace pas de fêler le masque et renverser leur lamentable château de cartes, tout de belles paroles, d’afféteries, et de posture.  

Les imposteurs du bon-goût, les usurpateurs de la pensée, les Tartuffes de la culture, les charognards de la bien-pensance, à l’affût du moindre billet gagnant trainant par terre, sont partout et légions. Ils savent parfaitement quoi dire comme banalités admises pour se faire mousser, se donner des airs d’intelligence et de fréquentabilité à peu de frais, et on les reconnaît parce que – le tact et la subtilité étant réservés aux véritables intelligences – ils en font des caisses, ne retouchent même pas les phrases et autres idées toutes faites qu’ils empreintes ou trouvent sous le talon de leurs godasses, et s’appliquent avec un zèle suspect à dénigrer ce qu’il est de bon ton de dénigrer, tout en affectant les airs de ceux qui se risquent à aller contre la pensée commune avec des unpopular opinions. Des moutons de Panurge qui se font passer pour des bergers, et arrivent à se convaincre eux-mêmes qu’ils en sont. 

Le beurre, l’argent du beurre, le cul de la crémière, mais ne surtout pas se salir les mains et perdre son précieux temps de cerveau disponible (revendiqué à si grands renforts de protestations et de dignité !) à se faire crémier.

C’est que la culture (entendons la culture positive, et non la négative qui s’obtient sans effort & à peu de frais sur le dos des autres), c’est comme tout en somme : cela se mérite, et – comme toutes les choses qui ne s’achètent pas – cela s’obtient par le « travail ». Et tous ceux qui veulent jouir des avantages les plus superficiels (se faire mousser, paraître, se donner l’air intelligent, etc.) mais qui ne sont pas prêts à lui consacrer beaucoup de temps, de passion, « d’espace disque », et d’efforts sont des usurpateurs et des tricheurs. On veut un corps d’athlète et une forme olympique ? Pas d’échappatoire ; on peut prendre toutes les pires saloperies pour esquiver l’effort, il faudra forcément s’astreindre à un effort régulier, à un entrainement rigoureux, à une hygiène de vie faite de discipline, de privations et de contraintes. Plus encore que les prédispositions, c’est la motivation et le « travail » qui font la différence et départagent. – Clin d’œil amusant et savoureux du vocabulaire : le bodybuilding est aussi désigné par le terme « culturisme ». Un de nos « faux amis » à l’anglaise sur lequel n’ont pas manqué de jouer certains humoristes pour moquer les idiots qui y voient l’art de se « culturer », à la manière de « l’eccletisme » qui, c’est bien connu, est un sport bien fatiguant !

Tout le monde n’a pas vocation à être sportif ! Et il n’y a ni honte, ni ridicule à délaisser cet aspect de son existence, si on le fait en connaissance de cause, et en assumant parfaitement ce que cela implique, y compris sur son physique, sa santé, ou le regard des autres. Le ridicule serait chez quelqu’un qui, tout en ne voulant fournir aucun effort, voudrait toutefois en récolter les lauriers, quitte pour se cela à recourir à de pathétiques subterfuges, comme de rembourrer ses vêtements ou porter des prothèses, ou s’improviser coach sportif en n’appliquant absolument aucun des préceptes qu’il prétend enseigner. De même, il n’y a ni honte, ni ridicule à délaisser les Humanités, les Lettres, la Culture si ce n’est pas là notre vocation, que nos priorités, notre épanouissement et nos intérêts sont ailleurs. Mais dans ce cas, pourquoi cette obstination à « s’en mêler » avec tant de gravité ? A prendre des grands airs, à juger de ce qui est légitime ou pas, à jouer les lanceurs d’alerte sur la culture en péril face à la menace de la télévision, à remplir des formulaires CSA ? Pourquoi se comporter comme quelqu’un pour qui tout cela a une réelle importance ou qui y consacre sa vie, comme c’est mon cas et celui de bien d’autres ?  

C’est difficile, long, très long, chronophage, et lent, très lent, laborieux, exigeant, presqu’un métier et l’œuvre de toute une vie de se construire une culture et un esprit (comme on se construit un corps – le cerveau est un muscle, on le sait ; il se stimule, s’entraine et se perfectionne). Tout ce qu’il faut lire, voire, comparer, explorer, aller fouiller à la source (la vulgarisation et les sources secondaires montrent très rapidement leurs limites, et ne sauraient constituer une authentique et solide culture à proprement parler, ne pouvant que pousser à répéter comme un perroquet les discours tout réchauffés qu’on a assimilés ça et là ; les cours, les manuels, les résumés, les articles n’apprennent que le discours d’escorte des œuvres, mais rien ne peut remplacer leur appréhension direct par notre esprit et notre subjectivité), développer une échelle de valeurs avec nos amours, nos haines, nos préférences, nos réticences, nos convictions, nos prises de positions artistiques et intellectuelles, quelles qu’elles soient, des intuitions pouvant se muer en hypothèses, des idées, de l’imagination, de la méditation, et du temps, d’abord et surtout du temps, une quantité monstrueuse de temps.

Assurément, il est tellement plus facile et rapide, et cela semble rapporter tout autant (ou bien assez) de se construire une intelligence non pas positive, mais à la négative : je suis intelligent de ce que je ne regarde pas, de ce que je ne lis pas, de ce que je n’écoute pas, de ce que je rejette, condamne et dénigre. De là, déduisez comme je dois être cultivé et brillant. Une intelligence complètement virtuelle, théorique, fantasmée, usurpée, aussi abstraite que l’est un billet de banque par rapport à un lingot d’or. De la fausse monnaie pure et simple.

Mais à ces faux-monnayeurs, demandez-leur de faire positivement preuve de cette intelligence dont ils se réclament, demandez-leur de développer non pas ce qu’ils reprochent d’ignorer, mais ce qu’ils savent, eux ; non pas ce qu’ils reprochent de regarder, mais ce qu’ils regardent, eux ; non pas ce qu’ils estiment indigne d’être lu, mais ce qu’ils lisent, eux ; non ce qu’ils condamnent, mais ce qu’ils honorent ; non ce qu’ils attaquent, mais ce qu’ils défendent. Si vous les brusquez assez pour faire tomber le masque de la bien-pensance et du prêt-à-penser, vous découvrirez non ce qu’ils pensent être, mais ce qu’ils sont en fait : bien peu de choses, en vérité. Perdus et à court de mots, dès qu’on leur confisque le petit dictionnaire des idées reçues dont ils ne se séparent jamais ! La Bible de ces petits fanatiques du « bien penser » ! A l’article « con », ils trouvent le si réconfortant : « Le con, c’est l’autre ». Plus sournois, et absolument génial, vous y trouverez de bien vilains mots contre la bien-pensance, avec finalement un habile renvoi à l’article « con ».

C’est que ces personnes ne supportent pas la bien-pensance, mais ne supportent pas davantage la mal-pensance. Leur esprit apatride erre quelque part dans un no thought’s land, un grand rien sceptique. Le scepticisme, ils adorent ! Tellement pratique ! Ou comment se donner des airs permanents d’esprit critique, de prudence intellectuelle, de vigilance morale, d’éternelle remise en question tout en n’ayant jamais à risquer aucune réponse ou à soumettre la moindre idée. L’école de Pyrrhon (dont ils ignorent tout jusqu’au nom), ils en ont fait leur école philosophique en toute ignorance de cause, et même une méthode : la zététique (rien que ce terme à la sonorité ridicule, évoquant une sous-espèce de diptères et autres insectes volatiles et nuisibles, est tout un programme !). Des parodies du penseur de Rodin, en proie au fameux doute cartésien pour toute contenance ! Mais qui, contrairement au philosophe, omettent de passer à l’étape immédiatement suivie par ce dernier : s’empresser de reconstruire de nouvelles certitudes saines et fiables sur cette tabula rasa intellectuelle. « Je pense, donc je suis. » Le Cogito ! Comme il peut rassurer nos plus illustres idiots ! A tous ceux pour qui « penser » est attesté par le seul fait de s’entendre parler mentalement, et de pouvoir développer quelques raisonnement à la portée de tout être humain normalement constitué, le change est donné : « Je suis… intelligent ! ».

Le temps que ces Don Quichotte de l’esprit critique passent à questionner, examiner, disséquer, arroser de suspicions la moindre manifestation de pensée ou de discours chez autrui, à prétendre alerter les consciences et leur fournir des armes contre des ennemis aussi inoffensifs et futiles que des moulins à vent, ils le gagnent à ne surtout pas élaborer les leurs.
(Qui pour vraiment considérer les platistes et autres ridicules complotistes comme un danger ou un véritable sujet digne d’être discuté ? Ah, mais oui ! Comme on se sent instruit et brillant en se frottant à la bêtise des plus démunis que nous mentalement !)

Inspecteurs des travaux finis de la pensée, ils s’en prétendent les gardiens, alors qu’ils n’en sont que les soubrettes, pris d’une espèce de frénésie hygiéniste à vouloir tout passer à la javel et à l’anti-sceptique avec la serpillère qui leur serre de langue, et le sceau à merde qui leur serre de tête.

Ni parents ayant souffert et saigné pour mettre au monde une pensée de leur conception ; pas même maïeuticiens ayant veillé et sué pour aider à les faire naître ; ils ne sont que la bonne à tout faire qui passe après la délivrance intellectuelle pour nettoyer la salle d’accouchement, encore toute souillée des excréments d’idées inévitablement relâchés dans l’effort pour en enfanter une belle et toute neuve. Et voilà qu’ils les inspectent, les palpent et les reniflent comme si c’était là le nouveau né lui-même. Ils ont trouvé un sujet d’étude à leur hauteur.          

Ces billets gagnants tendus par la séduisante opinion publique, ils rapportent tellement pour la bonne opinion de soi (qui est en fait celle des autres sur soi, on le sait), la respectabilité sociale, l’éthos et la bonne conscience ! Qui eût cru que sans même avoir commencé à réfléchir, lire, penser, et se donner la peine de regarder quoique ce soit, juste en excluant des œuvres, des émissions et des médias entiers de sa vie, on pouvait, sans plus d’effort, parcourir la vie & la société avec un si solide paquetage (à vrai dire bien suffisant !), en paix avec sa conscience et celle des autres, confiant dans sa valeur intellectuelle et dans la douce certitude d’appartenir aux Esprits Eclairés & Eveillés, à l’Axe du Bien, à ceux qui ne sont pas dupes, à ceux qui peuvent se réclamer d’un esprit critique affûté et toujours disposé à réciter sa leçon, il n’y a plus qu’à poursuivre sa petite vie sans s’occuper davantage de tout cela (il y a quand même des choses plus importantes ! Le boulot, l’argent, le sexe, la fête, etc.), et de ne pas oublier de donner le change, en jouant les redresseurs de tort vigilant dès qu’on surprend un comportement culturel suspect ou illégitime. Que c’est bon de veiller jalousement sur un Temple prestigieux dont on n’a pas à suivre les cultes fastidieux et contraignants ! Qu’ils ont l’air austère et malheureux, ces espèces de moines solitaires aux sourcils froncés et aux idées obscures, comme sortis d’un roman gothique de Lewis. Mais quoi ! En ai-je bien vu un se détourner des saintes écritures classiques, abandonner un instant l’illustre tombeau de son écrivain de cœur pour s’amuser et se divertir, oser se mêler à la plèbe sur la place du marché et rire de concert avec elle devant une farce ? Il ne saurait en être question !

Pourquoi renoncer à la si commode « spécialisation », à la passion exclusive, qui offre le plus beau des prétextes pour rester dans son petit bocal, pour ne jamais aller voir ailleurs, explorer d’autres horizons, cumuler et croiser les influences, en outre, faire preuve de culture générale, cet idéal démodé tout juste bon pour les candidats de jeux télévisés ringards ? L’Honnête Homme transformé en spécialiste ! Ha ! Voilà de quoi faire danser Pascal et Baudelaire dans leur tombe à forcer de s’y retourner ! Mais je parle ici de spectateurs assidus d’Arte et de lecteurs experts, inutile d’expliciter cette pédante référence. Asinus asinum fricat. Oups, je récidive.

Avec le temps que ça prend ! Les limites que cela fait franchir ! Sans compter le risque de s’enticher d’un domaine qui ne rapporte absolument aucun crédit intellectuel et social, voire même nous marginalise, nous ringardise, nous décrédibilise ou fragilise ceux qui nous valent de l’intérêt, ou pire encore : nous conduise sur les terres profanes de la culture non légitime, du bas divertissement, ou du milieu conservateur, ou des références communes aux générations précédentes ? Mais alors il faudrait faire cohabiter tout cela dans un même être – le sien – et porter le fardeau d’une véritable personnalité, c’est-à-dire avoir pris pour mesure de chaque chose uniquement soi-même ?

Pourquoi compliquer tout cela ? Pourquoi risquer de se découvrir ou de se créer des contradictions, de devoir nuancer ses partis pris, d’abandonner le confortable raisonnement binaire (VO OU VF ? / TV OU YOUTUBE ? / GAUCHE OU DROITE ? CARNIVORE BEAUF OU VEGAN ELFIQUE ? Pas de juste milieu ou de nuances dans tout cela ! Il suffit de choisir et de s’y tenir, voyons !) pour risquer quelque chose qui ne sera jamais complètement le milieu tout en n’étant plus les extrémités, de faire dans le cas par cas, de se constituer ses propres références, d’accumuler des goûts, des préférences et des idées tantôt conformes à la doxa, tantôt complètement isolées & opposées à elles, avec nul autre baromètre que simplement ses inclinations, ses convictions, ses affinités intellectuelles, avec ce qu’elles peuvent avoir de non-conformes, d’infréquentables, ou de sombres, de se faire des ennemis, de ne pas toujours être le Bon ou le Juste ? Mais non ! Ce serait devenir quelqu’un de bien trop complexe ! Automutiler son esprit de quelques cicatrices indélébiles et compromettantes. Bien trop cher payé, pour que ce que cela rapporte ! Alors que le billet gagnant trouvé par terre, paré à l’encaissement, rapporte tant à si peu de frais !

C’est si gratifiant – et c’est un peu rendre sa personne sacrée – que de se faire gardien du Temple, ou du moins de prétendre l’être avec un peu de poudre [de perlimpinpin, bien sûr] aux yeux. Seulement, pas de bol. Ces quelques faux dévots, ces Tartuffe qui paradent en soutane, je détiens la preuve formelle qu’ils sont des imposteurs et que ce Temple, loin d’en être de vrais fidèles, ils ne s’y rendent jamais, ou bien peu. Pour la simple et unique raison, que j’y campe ; j’y vis, j’y dors, j’y mange même. Et s’ils y entraient (cela me ferait bien plaisir !), je ne manquerais pas de les y croiser inévitablement, comme j’en croise d’autres, à commencer par ceux avec qui je l’occupe.

Point d’effronterie ou de vantardise outrée là-dedans, juste un petit fait vrai : je consacre ma vie à la culture. J’ai tout envoyé chié, tout sacrifié, jusqu’à une vie intime, personnelle, pour elle, pour lui laisser d’autant plus la place dans mon existence. J’y puise l’essentiel de ma raison et de ma joie de vivre. Je lui consacre mes nuits, ce qu’il me reste de mes jours, je lui sacrifie une partie de ce budget normalement réservé à mon alimentation (j’en ai mangé, des paquets de pâtes et de riz, pour amortir des achats de livres pour mes recherches !), j’en fais un enjeu des plus sérieux sur un plan artistique, je m’efforce de la partager, de la diffuser, de la rendre plus accessible, d’en discuter à des gens qui ne fréquentent pas toujours les milieux socio-professionnels où on peut en parler facilement. La littérature, le cinéma, la philosophie, l’Histoire, les jeux-vidéo, la télévision, la musique, écrire, lire, réfléchir, filmer, monter, faire de la recherche, c’est juste la quasi-totalité de mon temps de vie hors du sommeil. J’ai fait en sorte que ma vie ne soit remplie de rien d’autre.

On peut dire que, sans avoir officiellement prononcé des vœux pour cela, j’ai voué ma vie à cela comme certains le font pour la religion, car la culture est ma religion. Je suis à des années lumières de tout connaître (ou apprécier), et ce n’est ni possible, ni le but. Mais en tout cas la littérature classique, la philosophie, le cinéma et la télévision, rien qu’eux, et là encore sans exhaustivité ni prétendre en maîtriser ne serait-ce que le dixième, c’est en tout cas toute ma vie. C’est ma vocation, ce que j’ai épousé. Alors, me faire prendre de haut, dédaigner, juger, prendre à la dérision, ou simplement inspirer des réactions incrédules et perplexes à l’idée que je puisse parmi, ou plutôt, malgré tout cela, « m’abaisser » à regarder telle ou telle chaine, telle ou telle émission, c’est une attitude que je ne supporte absolument pas, ne tolère pas, et surtout, SURTOUT de la part de personnes dont je SAIS n’avoir aucune leçon à recevoir en la matière. Car ces individus si brillants, si distingués, si bons juges de la culture comme il faut, je les connais la plupart des temps, ce sont des connaissances, en tout cas des personnes assez familières pour savoir ce qu’il en est réellement de leur bagage culturel, de leurs centres d’intérêt, de l’état de leurs connaissances, et elles sont loin, très loin, si loin de constituer la moindre forme d’autorité intellectuelle. Clairement, le centre de leur vie est davantage la bouffe, les sorties, le cul et leur boulot dont ils se plaignent en permanence, que la culture, ou autres pitances intellectuelles. C’est à peine si certaines ouvrent un livre de temps en temps.

Sans pour autant fragiliser un instant mes positions, je pourrais au moins souffrir avec une certaine humilité et sans ressentiment, de « bonne guerre », des remarques d’une personne particulièrement érudite et d’une autre sphère (un maître, un éminent savant, quelqu’un qui atteste d’un savoir positif, d’une œuvre, qui en impose intellectuellement). Mais ces gens… je connais le véritable état de leur culture, et il n’y a vraiment pas de quoi être impressionné ou tenu en respect, et d’ailleurs, c’est bien simple, il m’est impossible de pouvoir parler des choses qui m’intéressent avec eux, tant ils en sont éloignés. Leur culture n’est que de parole et d’adhésion symbolique. « Je valide ça », « Je ne valide pas ça ». Leur catalogue intellectuel ressemble à une page « J’aime » sur un profile Facebook. Je like donc j’en suis.

Ces personnes qui n’ont jamais assez de mots pour dénigrer tel ou tel programme, sont exactement ceux là qui, sans même se rendre compte à quel point leur crédibilité en est anéantie, s’attardent à me raconter leurs fiestas, leurs histoires de boulot ou de cul stupides, qui adorent faire le glorieux historique de leurs bitures et autres tableaux de chasse. Le fait est que ces gens fort ordinaires (à un point qu’ils ne sauraient supporter s’ils en prenaient réellement conscience ; c’est l’illusion qui leur permet de vivre avec eux-mêmes) font comme tous les autres depuis maintenant des siècles : ils placent toutes leurs exigences en matière de morale et de valeur intellectuelle à l’extérieur d’eux-mêmes : dans la vie publique, dans les médias, dans les arts et la culture. A toutes ces choses de montrer le bon exemple ! D’attester des bonnes mœurs ! De délivrer un certificat de bonne conscience collective ! D’octroyer une indulgence généralisée ! Allez en paix ! Amen ! Et la précieuse absolution étant obtenue, cette moralité et cette valeurs intellectuelles qu’elles exigent des autres et surtout des « institutions », des médias, de l’art, de la culture, de la vie publique, ils peuvent s’en dépouiller complètement, s’en abstenir confortablement au nom de la sacro-sainte vie privée et d’un individualisme dégénéré qui dresse un mur hermétique et stérile entre leurs actions les plus intimes et l’état de ce monde.

Et de jouer les outrés, les vierges effarouchées, les âmes bafouées aussitôt qu’apparait un programme ou une œuvre s’aventurant un peu trop hors de la bonne morale et des bonnes mœurs ! Ce sont des hypocrites [lecteurs] de cette infâme espèce qui ont mené Les Fleurs du Mal en justice et les ont faites condamnées ! Ces « fleurs vénéneuses » dont la seule faute était de leur renvoyer leur propre puanteur, celle de leur bêtise et de leurs vices ! Comme toujours, l’accusé n’est pas le crime, mais celui qui a osé le nommer… et le dénoncer, aussi pure ou innocent puisse-t-il en être lui-même ! C’est que, bien bizarrement, dans ce monde où la littérature n’a jamais aussi peu compté, il est donné une importance disproportionnée aux mots ; et dans ce même monde hyperactif où tout le monde fait et doit faire tout le temps quelque chose, une importance dérisoire est donnée aux actes. On marche sur la tête. Faites ce que je dis, et surtout pas ce que je fais. Le Verbe est sacré roi, et revêtu d’un magique pouvoir performatif. Dire, c’est comme faire ou avoir fait. Ainsi, plus aucun acte ne « coûte » vraiment, puisqu’une parole est si vite prononcée, au seul prix d’un peu de salive, et tout est pris au pied de la lettre, jusqu’à l’idiotie. Le premier degré gagne de plus en plus de terrain, il est même aux portes de l’humour.

Ce sera, pour toujours, mon point de rupture le plus fondamental et radical avec mes congénères. Car, contrairement à eux, je ne place pas la morale, les valeurs et l’exemplarité dans l’Art et les médias ; eux qui y déchargent cette encombrante compagne, et réservant la Liberté totale et débridée à la vie privée où, soudain, tout est permis, tant qu’on sauve les apparences extérieurement en adhérant aux bonnes choses dans la vie publique.

Bien au contraire – et je suis absolument solidaire en cela de Baudelaire, et bien d’autres artistes qui l’ont clamé avant – je considère que c’est bel et bien aux individus, à la vie privée de faire preuve de la plus haute moralité et d’une réelle exemplarité, et que la Liberté totale, absolue, le terrain de jeu, sont le privilège de l’Art, des œuvres, des médias. Pourquoi ? Parce que ce ne sont que des mots, ce n’est que du show, ce n’est que du cinéma, ce n’est que de la télévision (« Rappelez-vous, la télé, c’est que de la télé ». Phrase emblématique de Cyril Hanouna, dont il a fait la conclusion de chacune de ses émission dans Touche pas à mon poste – et oui ; même à Hanouna a compris une chose à laquelle presque personne n’a rien compris) ; l’art, les émissions, le show en général, c’est un monde imaginaire, une réalité alternative sans conséquence où tout devient possible, où l’on peut projeter fantasmes, peurs, interdits dans une salutaire catharsis, et au contraire, dans la réalité, dans l’intimité, on tire à balles réelles, « ça joue », et c’est bien que – pour le bien de tous – il vaudrait mieux mettre nos scrupules moraux, nos attentes, notre orgueil, nos pudeurs, nos interdits, au lieu de les décharger lâchement sur ce qui devrait être leur lieu d’expression libre sans autre conséquence que quelques émotions dans une salle obscure, devant un poste de télévision ou entre les pages d’un livre ! Les artistes l’ont compris depuis bien longtemps.

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« Tous ces imbéciles […] qui prononcent sans cesse les mots : « immoral, immoralité, moralité dans l’art » et d’autres bêtises, me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels, comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. »

(Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu)


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